GUIDE ANTHOLOGIQUE SUR LE VIN
POEMES SUR LE VIN
VISITE APRES BOIRE
de Gabriel VICAIRE ( A la bonne franquette 1890 )
J'ai défoncé d'un coup de poing
Un caquillon de vieux gravelle.
Un rayon d'or en ma cervelle
S'est introduit, je suis à point.
Devant l'armoire aux confitures
Ma table s'est mise à valser ;
Mon lit demande à m'embrasser.
Seigneur Jésus, que d'aventures !
Et les bouteilles au long cou
Me contemplent d'un air si tendre !
Je ne me lasse pas d'entendre
Les cascades de mon coucou.
Ma foi, tant mieux ! Vive la joie !
Et je souris béatement.
Vous croiriez voir un garnement
Qui s'attable en face d'une oie.
D'un rayon d'or je suis féru.
Je ris, je ris ; j'en deviens bête.
Et voilà qu'en tournant la tête,
Quelque chose m'est apparu.
C'est comme un bateau qui chavire,
Comme un prunier qui va branlant,
C'est rose et bleu, c'est noir, c'est blanc,
Ça tourne, tourne, et vire, vire.
"Turlututu, chapeau pointu,
Rassure-toi, fait la donzelle.
Comme toi je suis demoiselle ;
Je n'en veux pas à ta vertu.
Je suis la muse peu sévère
Que nos vieux pères aimaient tant,
La muse qui laisse, en chantant,
Tomber des roses dans son verre...
Aujourd'hui, quel monde assommant !
Plus de jeunesse ! on parle en prose.
Le chardon vient après la rose ;
Après le bal, l'enterrement.
Le rire plein, large et sonore,
Le franc rire de nos aïeux ;
Ne s'envole plus vers les cieux ;
C'est à jurer qu'il déshonore !
Et le bon vin qui fait loucher,
Le vin gaillard, fils de nos vignes,
Où sont les vaillants qui soient dignes
Ah ! seulement d'en approcher ?
Tandis qu'en mon verre il rougeoie,
Plus d'un se râpe le palais
Avec l'ale ou le gin anglais.
Ils ont l'ivresse, non la joie.
D'aucuns, en pays allemand,
Vont se griser de lourde bière
Autant vaudrait se mettre en bière
Pour attendre le jugement.
D'autres, que Dieu les récompense,
Boivent dans un pot à pisser
Quelque chose qu'on voit mousser ;
Le coeur me léve quand j'y pense.
" Fi, pouah, pouah ! Les vilains goulus !
Le diable soit de leur bourrache ! "
Et la voilà qui tousse et crache :
" Les pauvres gens ! n'en parlons plus. "
" Je voudrais, dis je, belle brune,
Vous offrir un peu de vin blanc.
Les bouteilles sont sur le flanc,
Hélas ! il n'en reste pas une ! "
" Belle dame, excusez du peu !
Et que de grâces à vous rendre !
Mais, dites-moi, ne peut-on prendre
Un baiser... pour l'amour de Dieu ? "
Là-dessus, tout plein de cautèle,
Je m'approche. Mais en riant :
" Ah ! fi, fi. Le petit friand !
C'est qu'il aime la bagatelle !
Plus tard, plus tard, gros étourdi ;
Fais d'abord ton apprentissage.
A bas les mains ! Voyons, sois sage !
Nous verrons ça l'autre mardi. "
Et tout à coup, par la croisée,
La belle s'enfuit prestement.
C'est un vrai tour d'enchantement ;
Psit, psit ! Plus rien : une fusée !
J'ai beau m'écarquiller les yeux,
Rassembler mes pauvres idées.
Rien que les bouteilles vidées
Qui s'affalent à qui mieux mieux.
Et je l'avais là tout à l'heure,
Et son sourire était si frais !
Ah ! pour deux sous je pleurerais
Si je savais comment on pleure.
Amour, gaîté, tout est fourbu,
Et maintenant, ma foi, j'hésite.
Est-ce bien vrai, cette visite ?
Qui peut savoir ? j'avais tant bu.