GUIDE ANTHOLOGIQUE SUR LE VIN
POEMES SUR LE VIN
LES VINS DE FRANCE
de Charles MONSELET
Il est une heure où se rencontrent
Tous les grands vins dans un festin,
Heure fraterneIle où se montrent
Le Lafite et le Chambertin.
Plus de querelles, à cette heure,
Entre ces vaillants compagnons ;
Plus de discorde intérieure
Entre Gascons et Bourguignons.
On fait trêve à l'humeur rivale,
On éteint l'esprit de parti.
L'appétit veut cet intervalle,
Cette heure est l'heure du rôti.
Comme aux réceptions royales
Que virent les deux Trianons,
Circulent à travers les salles
Ceux qui portent les plus beaux noms.
A des gentilshommes semblables
Et non moins armoriés qu'eux,
Les grands vins, aux airs agréables,
Echangent des saluts pompeux.
Ils ont dépouillé leurs astuces,
Tout en conservant leur cachet,
- Passez, monsieur de Lur-Saluces !
- Après vous, mon cher Montrachet.
Pommard, en souriant, regarde
Glisser le doux Brame-Mouton,
Nul ne dit à Latour : " Prends garde !"
Par même le bouillant Corton.
Volnay raconte ses ruines
Au digne Saint-Emilion,
Qui l'entretient de ses ravines
Et des grottes de Pétion.
Jamais les vieilles Tuileries
Dans leurs soirs les plus radieux,
Ne virent sous leurs boiseries
Hôtes plus cérémonieux.
On cherche le feutre à panache
Sur le bouchon de celui-ci,
Et, sous la basque qui la cache,
L'épée en acier aminci.
Voici monsieur de Léoville
Qui s'avance en habit brodé,
Et qui, d'une façon civile,
Par Chablis se voit abordé.
Musigny, que d'orgueil on taxe,
Dit à Saint-Estèphe : " Pardieu !
J'étais chez Maurice de Saxe
Quand vous étiez chez Richelieu !"
" Moi, sans que personne s'en blesse,
J'ai, dit monsieur de Sillery,
Conquis mes lettres de noblesse
Aux soupers de la Du Barry !"
" Sans chercher si loin mon baptême,
Prophète chez moi, dit Margaux,
A la duchesse d'Angoulême
J'ai fait les honneurs de Bordeaux."
Le jeune et rougissant Montrose,
Ayant quitté pour un instant
Le bras de son tuteur Larose,
Jette un regard inquiétant,
Et cherche, vierge enfrisonnée,
Rouge comme un coquelicot,
Mademoiselle Romanée
Auprès de la veuve Clicquot.
Certaine d'être bien lotie,
Malgré son air un peu tremblant,
Dans un coin, la Côte-Rôti
Sourit à l'Ermitage blanc ;
Il en est du temps des comètes,
Qui, dépouillés, usés, fanés,
Sont dans des fauteuils à roulettes
Respectueusement traînés.
Un tel souffrant qu'on le décante
Fat dans sa fraise de cristal :
"Ah ! dit-il, plus d'une bacchante
M'aima dans le Palais-Royal !"
A ce rendez-vous pacifique
Aucun ne manque ; ils sont tous là.
O le spectacle magnifique !
O le resplendissant gala !
Et quel bel exemple nous donnent
Ces vins dans leur rare fierté
Qui s'acceptent et se pardonnent
Leur triomphante égalité !