GUIDE ANTHOLOGIQUE SUR LE VIN
POEMES SUR LE VIN
LES DEUX SOLEILS, LES EXILES
de Théodore de Banville 1823-1891
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils
Venir au-devant l'un de l'autre.
Victor Hugo, Le Feu du Ciel.
Celui qu'une noire tribu
De sauterelles accompagne,
Le vaillant roi Guillaume a bu
Quelques bouteilles de champagne.
Il rit. Pas de rébellion
Dans sa toute-puissante armée,
Et dans sa tête de lion
Monte la joyeuse fumée.
Héros que l'épouvante suit,
Rêvant carnage et funérailles,
Il erre tout seul dans la nuit
A travers le parc de Versailles.
Et fier comme un dieu sur son char,
Il se voit, lui, faiseur de cendre,
Avec le laurier de César
Et la crinière d'Alexandre.
Il erre, exprimant sous le ciel
Sa joie aux astres exhalée
En des mots plus doux que le miel;
Mais voici qu'au bout d'une allée
De charmille, vert corridor,
Il voit, doré jusqu'à la nuque,
Un fantôme ruisselant d'or
Coiffé d'un spectre de perruque.
C'est Louis Quatorze. Le Roi
Soleil, qui n'est plus qu'un fantôme,
Dit sans colère et sans effroi
Ces paroles au roi Guillaume:
Salut, mon frère. J'ai connu
L'orgueil de semer les désastres;
J'étais comme un Apollon nu,
J'étais Soleil parmi les astres.
Je lançais, entouré de feu,
Sur les peuples, foules serviles,
Mes flèches d'or, ainsi qu'un dieu;
J'étais le grand preneur de villes.
J'allais traitant les potentats
Comme l'arbre aux minces ramilles,
Taillant à mon gré les états
Et la figure des charmilles.
Je buvais le vin de l'amour
Sur les lèvres de La Vallière,
Et c'est moi qui faisais le jour,
Et j'avais pour valet Molière!
Infirme et vieux, sous mon talon
Je foulais encore les cimes
Avec le masque d'Apollon,
Et mes flatteurs aux voix sublimes
M'appelaient encore Soleil
En leurs phrases que le temps rogne,
Quand, déjà fétide et vermeil,
Je n'étais plus qu'une charogne.