GUIDE ANTHOLOGIQUE SUR LE VIN
POEMES SUR LE VIN
DECADENCE
de Albert Bonnet Domaine de Toujaugue 1896
On rencontre partout cette affreuse cuisine
Que le commerce vend sous des titres pompeux;
Ces liquides noircis à l'encre de chine,
Produits sophistiqués et poisons dangereux.
Ah! Si j'avais jeté dans la grande chaudière
En faisant fonctionner la machine à vapeur,
La datte, l'eau du puits, la levure de bière,
L'ananas, le pétrole et l'aubépine en fleurs
J'aurais peut-être bien conquis la clientèle.
La fraude est en effet de ce triste régime!
La solidarité réunit les coquins!
Prenez la fourche, ou bien, malheureuses victimes,
Vous serez le poisson mangé par les requins!
Aiguisez donc, Messieurs, canines et molaires
Pour nous manger le foie à l'heure du dessert.
Nous avons des amis dans tous les Ministères;
Vous n'imaginez pas à ce que cela nous sert.
D'avoir l'appui moral des hommes politiques,
D'avoir des protecteurs au sein du Parlement!
Aussi nous nous moquons de vos clameurs publiques
Et vous vous épuisez bien inutilement.
La mévente des vins, c'est une conséquence
Du régime pourri que nous subissons tous
C'est un signe des temps, signe de décadence
D'un parlement tombé dans les derniers dessous!
Avec tous les flacons que le bourgeois crédule
En vulgaire pigeon remet entre vos mains,
Un timbre suffit, dépense minuscule;
Vous n'avez pas besoin de courir les chemins.
Vous remplissez ainsi des barriques entières
Et sans frais de labours à travers les sillons
Car les petits ruisseaux font les grandes rivières,
Et vous battez monnaie à coup d'échantillons.
Remarquez, cher Monsieur, que nous pouvons sans peine
Nous passer de vos vins qui n'ont plus de crédit;
Nous faisons du Médoc avec l'eau des fontaines,
Trois gouttes de Cognac.et du sucre candi.
La sève du Médoc, dont le coût est six francs
Vous parfume à raison d'une goutte par verre;
le Sauternes Cold-Cream vaut mieux pour les vins blancs.
Dans les vastes couloirs de ce laboratoire
On conspire à loisir contre la vigne en fleur.
Tout fermente à la fois, la cuve et la baignoire,
La poêle et les chaudrons de toutes les grandeurs.
Les uns font la maltôte à l'aide d'un complice
Sans avoir un grabat de paille ou de roseaux
Comme leur siège social de leur maison factice,
Mais tous visent en choeur la gare de Margaux.
Le baptême rêvé, la marque, l'écriteau,
Le cachet mensonger qui va donner le change,
Le scellé protecteur sur des barriques d'eau.
L'Espagne nous fournit ses envois périodiques
Le Portugal aussi, le Chili, le Maroc
On baptise de Bordeaux tous ces vins exotiques
Et tout cela repart comme "vins du Médoc"
Je trouve ici la sauce bien épaisse
Et vous avez du mettre un peu trop d'amidon;
Ajoutez-y de l'eau, c'est pour le vin de messe;
Il faut par hecto la valeur d'un bidon.
Je crois que nous touchons aux dernières limites
Du genre savoureux dans les vins supérieurs,
Du temps où la Nature avait des réussites,
Jamais le vigneron n'a fait des vins meilleurs.
Dans les vins naturels on trouve des microbes;
Cela me fait trembler pour le consommateur,
Car la vigne est malade aux quatre coins du globe;
J'évite à nos clients parfois de grands malheurs.
La marque! Tout est là! Quand la marque est connue
Vous pouvez lancer la machine en avant,
prendre des résidus au fond de la cornue,
Et les mêler aux sucs des figues du Levant.
Vous pouvez faire boire à votre clientèle
Tout ce qu'il vous plaira, de noires infusions,
De goudron délayé dans de l'eau de Javel,
Du chlorure de chaux et tant d'autres potions;
Le seul point important, c'est que votre étiquette
Sur toute la surface évite les faux plis;
Que l'étampe, le cru soit bien mis en vedette
En l'ornant au besoin de quelques fleurs de lys.
Mais aussi l'ingénu qui remet sa commande
A l'un des cuisiniers de la tour de Babel
Est sûr de son affaire: il faut bien qu'il s'attende
A quelques fûts d'eau claire avec du caramel.
Le commerce épuré par l'amende honorable
S'incline cette fois devant les Producteurs:
Seul le vin naturel se montre sur la table
La déroute est partout chez les empoisoneurs.