PARLER DU VIN
ANTHOLOGIE
LES TOURBILLONS DE LA FETE
Le vin et l’alcool cessent ainsi d’être de simples motifs romanesques pour participer de plus en plus étroitement à la pratique de l’écriture. Les romanciers prennent le relais des poètes pour célébrer les charmes troublants de l’alcool – le moins zélé n’étant pas Valéry Larbaud, qui ne peut se consacrer à la littérature que parce qu’il est le principal propriétaire des sources de Vichy…
L’arc-en-ciel des cocktails
L’absinthe, c’était la fée verte. Des Esseintes, le héros de Huysmans dans À rebours, recherche les teintes rares des liqueurs exotiques… L’alcool moderne a les couleurs du rêve, de la fête, il va de pair avec une volonté de briser tous les tabous. Point n’est besoin pour cela d’attendre le piano à cocktails de Boris Vian, ce rêve des zazous de Saint-Germain-des-Prés. Michel Leiris évoque dans ses récits autobiographiques la vie dorée des années 1920 à Montmartre. La Belle Époque s’achevait avec les Alcools d’Apollinaire, publiés en 1913. L’« esprit nouveau » est placé sous le signe des drogues et des beuveries, propices à l’improvisation, censées libérer la créativité.
L’alcool est au XXe siècle un des signes de cette modernité colorée venue d’Amérique, comme les enseignes lumineuses et les affiches publicitaires. En retour, les Américains viennent à Paris prendre ce fameux virage à 45° qui place les œuvres de Henry Miller et d’Ernest Hemingway sous un taux d’alcoolémie rarement atteint jusque-là. Paris est une fête… et la France un peuple d’alcooliques ! On picole sec chez Céline, chez Antoine Blondin ( Un singe en hiver), et même les personnages plus éthérés de Marguerite Duras, dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, ne cessent de siroter des Bitter Campari…
Les vertiges de l’ivresse
Cette valorisation esthétique de l’alcool va de pair avec une quête de l’ivresse, de la vitesse, d’un vertige en somme qui est au cœur de l’expérience moderne, et que la littérature va à la fois exprimer et tenter d’incarner. Michaux, Joyce s’enfoncent au cœur de l’esprit humain, dans ces zones où tout tremble et où une vérité semble près d’apparaître. Il ne s’agit plus, comme au temps de Baudelaire, de sortir du monde bourgeois et de ses barrières morales, mais de faire l’expérience d’autres états de conscience, afin d’en savoir plus sur soi-même et sur l’homme. Faulkner, sans doute le plus grand explorateur de l’âme humaine avec Proust et Dostoïevski, est un poivrot impénitent, comme une proportion énorme des écrivains du XXe siècle.
Le regard d’un écrivain
Né en 1947, Olivier Rolin est l’auteur de romans publiés au éditions du Seuil, dont Port-Soudan (Prix Femina 1994). Il a fait l’événement cet automne avec son dernier livre, Tigre en papier. Côtoyant depuis plus de vingt ans nombre d’écrivains, il a bien voulu nous dire quelques mots sur les rapports entre l’alcool et l’écriture.
Il y a un alcool-symptôme et un alcool-expérimentation. Si écrire est vraiment quelque chose qui a partie liée avec l’inquiétude, l’insatisfaction, il ne faut pas trop s’étonner qu’on trouve parmi les écrivains plus de buveurs de whisky que de buveurs de lait. Ça, c’est l’alcool-symptôme. Mais d’un autre côté, en effet, l’alcool (comme les drogues, etc.) donne jusqu’à un certain point (et pas très longtemps, malheureusement…) accès à ces régions où, comme dit Michaux dans un texte sur « L’Éther », on grelotte « dans le vide (ou le tout) ». « L’homme a un besoin méconnu », dit encore Michaux dans ce même texte : « Il a besoin de faiblesse ». Il a besoin de se dépouiller de sa fausse unité, de ne plus être maître, même de soi. D’où la fréquentation de ces confins où la lucidité la plus inattendue, la plus fulgurante, côtoie la bêtise, ces no man’s lands où l’on n’est plus soi mais où l’on est aussi, par éclairs, roi. Extrêmement roi, même. Le vide, le tout. Un « tourbillon intelligent », dit Baudelaire. Bon, je ne vais pas quand même pas vous expliquer l’effet de tout ça, il me semble que c’est assez connu (quant à ceux qui ne seraient pas au courant mais qui seraient intrigués, ils n’ont qu’à essayer). Je veux simplement ajouter que si l’on retranchait Joyce, Faulkner et Lowry, pochards fameux de l’histoire littéraire du XXe siècle, eh bien il ne resterait pas grand chose de la modernité.
Écrivains maudits, de Fante à Bukowski
Perdre conscience, afin d’en savoir plus : ne serait-ce pas le mot d’ordre de la littérature moderne ? Perdre ses repères, perdre conscience ; mais aussi se perdre, fonder la littérature sur une déchéance. Le poète maudit, cette figure inventée par Verlaine prend au XXe siècle la figure de l’alcoolique pitoyable, incapable de prendre pied dans le monde normal – celui des valeurs, du travail, de la stabilité– et prenant ainsi sur lui, d’une façon presque christique, la difficulté des autres hommes à vivre leur vie. Leur aspiration à, eux aussi, lâcher prise.
L’écrivain est précisément celui qui lâche prise, qui perd dans l’alcool sa dignité d’homme, pour la retrouver dans cette entreprise de rédemption qu’est l’écriture. De la même façon qu’un Chaplin s’exhibe en clochard, un John Fante (inoubliable auteur des Compagnons de la grappe), un Charles Bukowski, un Malcolm Lowry ou un Bohumil Hrabal se transforment en débris, accueillant dans leur déchéance toutes les misères de l’humanité pour les convertir en une œuvre d’art. Dans un monde qui ne connaît plus le salut, mais où la littérature rêve toujours d’être ce salut, l’alcool offre une promesse de chute comme le diable n’aurait jamais pu en rêver. L’écrivain maudit ne croit pas aux démons, mais il croit à l’alcool. Le diable, celui qui vous laisse entrevoir le paradis et vous promet l’enfer, le diable, il le sait bien, est dans la bouteille.