PARLER DU VIN
ANTHOLOGIE
LES CONTES BLEUS DU VIN
de Pirotte
Les contes bleus du vin sont des billets que Pirotte, chroniqueur-échanson pour un temps, a lus hebdomadairement au micro d'une radio belge. Ils ont le charme savant et rêveur à la fois de sa conversation — toujours particulièrement inspirée par un sujet aussi propice à divagations poétiques. Ce «plumitif un rien pédant et très ivrogne» a trouvé là de quoi avouer son désir d'harmonie, de conciliation. Et il éprouve un plaisir manifeste à nous promener, au gré de son humeur vagabonde, à travers le terroir de ses vignobles d'élection — non sans une science capable de réjouir les connaisseurs. Sa passion des crus rares, des cépages mystérieux, ajoute un air de confidence à ce légendaire anecdotique, dont ses amis vignerons sont les saints acteurs et patrons.
Si le vin a parfois dans nos gosiers (dans celui de Pirotte ce n'est certes pas rare) l'aigreur des jours, il retrouve sous sa plume de poète ce goût d'éternité qui nous le rend tellement aimable.
Sous l'invocation de saint VincentPour la trente-sixième fois ce tartuffe à tête de fonctionnaire modèle m'attendait chez moi, disons chez moi pour simplifier, je ne suis chez moi nulle part, m'attendait donc avec sa mine de martyr de l'ordre et son sourire de convenance blafarde. Je revenais de je ne sais quelle boiteuse promenade dans l'hiver, et ce personnage par sa seule présence anéantissait la pureté de la neige et du ciel.
Je lui disais par manière de politesse :
– Cher ami, ne vous arrive-t-il donc jamais d'oublier les cours de la bourse et les revenus des propriétés foncières pour tout bonnement flâner en vous-même et sacrifier au dieu de la paresse ?
Son œil devenait noir comme un cul de vieux chaudron, ce même œil que l'on voit aux gens d'armes, aux contrôleurs de toute farine, aux huissiers de justice ravagés par la vocation.
– Je n'ai pas de temps à perdre, non, murmurait-il le regard en-dessous.
– Prendrez-vous un verre de vin, cher ami ?
Le vin, quelquefois, délie l'esprit des créanciers les plus obtus.
– Que non, que non, l'entendais-je répondre, je ne bois de vin qu'à l'occasion, et encore !
(Pardine, l'entendais-je distinctement penser, cet hurluberlu me doit de l'argent, et voilà qu'il m'offre du vin. On aura tout vu !)
– Connaissez-vous, lui dis-je, vous qui êtes bon chrétien, l'histoire de saint Vincent ?
– Quel genre de saint est-ce ?
– Le saint patron des vignerons, parmi des nuées d'autres d'ailleurs, saint Martin qui fut évêque d'Autun, saint Otmar le possesseur d'un fût miraculeux qui se remplissait à mesure qu'il se vidait, et je ne vous cite que les plus honorés.
– Sacrilège, grognait mon bonhomme entre ses dents jaunes.
– Que serait la vertu sans sacrilège, mon bon ami ? Et quels miracles pourrions-nous espérer d'un monde où la sainteté porterait l'uniforme et lèverait l'impôt ? Mais revenons à saint Vincent, qui s'ennuyait ferme au paradis. Il y régnait en effet la plus radicale épidémie de soif, et le digne Vincent redoutait à bon droit qu'elle se rependît sur terre. Aussi pria-t-il Dieu le Père de l'autoriser à quitter le séjour céleste afin de visiter la vigne. Certains prétendent qu'il commença par la Bourgogne, d'autres qu'il élut domicile dans les graves du Bordelais. Je ne sais quel indic à la solde de l'extrême-droite séraphique le découvrit légèrement éméché dans la cave de la Mission Haut Brion. Il fut dénoncé, et Dieu le Père conseillé par des ministres ultra lui enjoignit de regagner incontinent (sic !) l'éther, ordre auquel Vincent se garda bien d'obtempérer. Dieu, n'écoutant que sa colère, le changea en statue. Et c'est ainsi que saint Vincent vit toujours parmi nous, c'est aujourd'hui sa fête, cher ami, je vous invite à la célébrer. Retounez-vous, saint Vincent vous observe.
– Où diable voulez-vous en venir ?
– À ceci, cher Monsieur, que chacun de nous a le Commandeur qu'il mérite.