PARLER DU VIN

ANTHOLOGIE

CONTE ET LEGENDE DE DOM PERIGNON

Dom Pérignon incontestable Père spirituel des Champenois

La légende a fait de ce moine bénédictin le Père du Champagne, le fabuleux alchimiste qui aurait fait, pour la première fois, mousser le vin et pétiller les petites bulles autrefois dans nos coupes, aujourd'hui dans nos flûtes levées d'un bout à l'autre de la planète. Notre vin est devenu le symbole de la fête, de l'allégresse partagée, de l'exaltation de la victoire il y a peut être plus de trois siècles de cela, mais l'on n'est sûr de rien.

Certains souhaiteraient contester le rôle de Dom Pérignon dans "l'invention du Champagne". Bien peu de documents subsistent et la légende est plus récente que son héros. On est, cependant, non seulement certain de son existence mais aussi de son talent de négociant qui servit bien son couvent lourdement endetté et aussi de ses exceptionnelles qualités d'oenologue à une époque où tout était encore laissé à l'empirisme.
A-t-il eu le "secret de faire du vin blanc mousseux et non mousseux" comme l'écrira Dom Grossard plus d'un siècle après sa mort : si aucun texte de l'époque ne le prouve, aucun historien ne peut fournir de preuve contraire formelle, si ce n'est "par l'absurde". Or, cette méthode ne reste exceptionnellement admise que pour les raisonnements mathématiques. Elle ne l'est pas encore dans le domaine historique. Avec le "secret", il y a mystère et le mystère conduit à la légende.

Une réalité historique incontestable

Le caractère énigmatique qui entoure le personnage commence avec sa naissance qui eut lieu selon les uns en 1640, selon les autres en 1638. II est baptisé le 5 janvier 1639 comme l'atteste le registre de son église paroissiale de Sainte-Menehould, petite bourgade située à l'est de la Champagne. II a donc bien dû naître en 1638, comme Louis XIV, le roy soleil.
Entré à treize ans au collège des Jésuites de Châlons, il en sortit à dix-huit pour embrasser les ordres bénédictins à Verdun, par vocation. Après de solides humanités, Pierre Pérignon apprend "l'art de se plier à une règle, de se mortifier, de s'humilier, d'obéir" nous dit René Gandilhon. II connaît alors une alternance de travail manuel et de prière et complète ses connaissances de théologie et de philosophie dans d'autres couvents avant d'entrer à l'abbaye Saint-Pierre d'Hautvillers. II y restera pendant quarante-sept ans, jusqu'à sa mort en 1715, qui fut également celle du décès de Louis XIV. II reçut l'insigne honneur d'être enterré dans le choeur de l'église abbatiale à côté du dernier père abbé du monastère, ce qui confirme le rôle essentiel joué de son vivant.

Un chef d'entreprise cultivé

Dom Pérignon avait trouvé celui-ci dans un piteux état ; en effet la longue histoire de l'abbaye Saint-Pierre d'Hautvillers peut se résumer en deux mots, destructions et reconstructions.
Dès le 23 mai 1668, sous la signature d'un acte capitulaire, le jeune moine mentionne sa charge de "procureur" ou "cellérier" de l'abbaye, - nous dirions aujourd'hui régisseur ou intendant. II le restera jusqu'à la fin de sa vie : preuve s'il en est de son talent à gérer "l'exploitation du domaine, pourvoir au merrain et à la futaille nécessaire pour les vins... parmi d'autres responsabilités toutes aussi importantes.

Elaborer ses vins et les vendre


Aussi brillants qu'indiscutables, les résultats obtenus par Dom Pérignon sont très au-dessus d'une administration routinière. Le grand mouvement d'argent qu'ils supposent ne peut avoir été entretenu que par un commerce fructueux, et pour beaucoup de raisons, nous ne pouvons lui attribuer d'autre objet que le vin. Que Dom Pérignon ait été l'un des grands marchands de vin de son temps, voilà qui nous apparaît comme une certitude.
Personne au monde n'attendait le vin d'une abbaye dépeuplée dont quelques années plus tôt, caves, celliers et pressoirs étaient également en ruines. Le matériel remis en état, on pouvait désormais offrir au client un vin estimable. Or, il se trouve qu'en ce temps là, l'évêque buvait volontiers chez le chanoine, le prince chez le marquis. II existait une sorte d'économie fermée qui ne se souciait guère d'accueillir les nouveaux venus".
C'est pourquoi, Dom Pérignon ne pouvait avoir d'autre ambition que d'obtenir un vin comparable à celui de ses concurrents, voire si possible meilleur. Ses comptes prouvent qu'il y est arrivé très vite et il n'est pas étonnant qu'on ait pu parler de son "secret". A-t-il existé ou non ? Certains en doutent, d'autres le réfutent carrément. A moins que celui-ci ne soit autre que la qualité suivie du vin qu'il proposait à ses clients, chose rare, voire inconnue à une époque où la nature faisait tout bien ou mal selon les humeurs du temps.Cette ligne de conduite devait le conduire à un procédé technique, l'assemblage, lequel consiste à mêler des
raisins ou des vins, parfois produits de cépages différents sur des terroirs variés.

Inventeur de l'assemblage de crus et cépages

L'innovation incontestée de Dom Pérignon consista, avant de les pressurer, à assortir systématiquement les raisins des diverses origines, et pas seulement d'une seule vigne, soit qu'ils aient été vendangés dans différentes parties du domaine de l'abbaye, soit qu'ils proviennent des livraisons reçues par celle-ci au titre de la dîme due par plusieurs villages des environs et acquittée en vins, ou en raisins. L'historien Patrick Demouy rappelle "les vignerons de l'époque étaient assujettis au versement de la dîme. Dom Pérignon recevait ainsi des récoltes en provenance de terroirs très divers et de cépages complémentaires. II avait ainsi à sa disposition un choix de raisins qu'il faisait mélanger avec discernement sur les pressoirs de l'abbaye à Hautvillers, Champillon et Dizy, afin d'en harmoniser les qualités et d'en faire oublier les défauts".
Très tôt, il y eut unanimité pour célébrer les qualités d'assembleur de Dom Pérignon : "C'est la connaissance du bon effet que produisent les raisins de trois ou quatre vignes de différentes qualités, qui a porté à la perfection les fameux vins de Sillery, d'Ay et d'Hautvillers. Aussi faut-il convenir que tous les différents agréments qui peuvent flatter la langue semblent s'y être réunis. Le Père Pérignon, religieux bénédictin d'Hautvillers sur Marne, est le premier qui se soit appliqué avec succès à assortir ainsi les raisins des différentes vignes". Tel est le témoignage de l'abbé Pluche, dans son ouvrage intitulé "Le Spectacle de la Nature" paru en 1763.
Dom Pérignon apportait un soin particulier aux vendanges d'après le frère Pierre, son élève et successeur "Le Père Pérignon ne goûtait pas les raisins aux vignes quoiqu'il y alla tous les jours à l'approche de la maturité, mais il se faisait apporter des raisins des vignes qu'il destinait à composer la première cuvée, il n'en faisait la dégustation que le lendemain matin à jeun, après leur avoir fait passer la nuit à l'air sur sa fenêtre, jugeant du goût selon les années; non seulement il composait les cuvées selon ce goût, mais encore selon la disposition du temps, des années précoces, tardives, froides, pluvieuses, et selon les vignes bien ou médiocrement fournies de feuilles, tous ces évènements lui servaient de règles pour la composition de ses cuvées si distinguées". On voit que sa réputation de fin goûteur et de palais délicat n'était pas surfaite.
Inventa-t-il le Champagne ? Le Président Ducellier aime à conter "à l'époque où les bouteilles étaient bouchées avec de l'étoupe, Dom Pérignon rechercha un moyen plus esthétique et surtout plus propre. C'est alors qu'il eut l'idée de couler de la cire d'abeille dans le goulot des bouteilles ce qui leur assurait une herméticité parfaite. Mais, plusieurs semaines après le bouchage certaines bouteilles se mirent à exploser ce qui intrigua beaucoup Dom Pérignon ; à force de recherches il finit par découvrir que la cire d'abeille contenait du sucre et que ce sucre avait provoqué une fermentation à l'intérieur des bouteilles d'où leur soudaine effervescence et le fait qu'elles ne résistaient pas à la pression. Ainsi étaient nés la fermentation en bouteilles, la méthode champenoise et tout simplement le Champagne". Et le Président Ducellier d'ajouter malicieusement: "cette légende n'est-elle pas merveilleuse ?... ".
Aucun historien n'a encore pu prouver que Dom Pérignon ait "inventé le Champagne". La plupart des professionnels s'interdisent d'ailleurs toute polémique stérile sur ce sujet. En effet la méthode est vraisemblablement le fruit d'une oeuvre collective. II serait cependant irréaliste de prétendre que Dom Pérignon n'y ait pas apporté sa contribution car il a consacré sa vie à l'étude approfondie des méthodes de vinification de l'époque.

Soucieux d'améliorer la qualité

Son arme secrète ne fut sans doute pas seulement la dégustation, mais le procureur d'Hautvillers a su traduire sous une forme réfléchie et intelligente les phénomènes naturels qui influent sur le vin, études des variations de climat, influence sur les différents terroirs, recherches des causes et des effets, ébauche d'une démarche expérimentale.
Dans la mesure de ses moyens, il a démystifié le vin pour le rapprocher de la science et il a si bien réussi que le vin de Champagne a pris dans ce domaine une grande avance sur tous les autres, étant le premier sorti de l'empirisme. Dans les caves, il a apporté un air de danse, la danse de l'esprit.
En raison des talents et de la popularité de Dom Pérignon d'une part, de l'atout qu'il pouvait représenter pour la promotion du Champagne d'autre part, on lui attribua des faits et gestes qui tiennent plus de la fable que de la réalité, d'autant plus sujets à caution que c'est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que prirent naissance ces allégations.
On a ainsi porté à son crédit le bouchage au liège, ce qui est inexact puisque des bouchons de liège ont été utilisés en Champagne dès 1665, avant même qu'il ne fut établi à Hautvillers. II aurait rapporté cette mode d'Espagne, or il n'y est jamais allé. II aurait modifié la forme des bouteilles et inventé les flûtes à champagne. Tout ceci est sans fondement et n'importe guère, puisque la vérité historique est assez riche pour que l'éminent cellérier puisse être à bon droit reconnu comme l'un des grands personnages de la Champagne et de sa richesse universelle, le vin qui porte ce nom.

L'Abbaye d'Hautvillers est à la Champagne ce que le Tibet est au Monde

"Dom Pérignon, pendant 47 ans cellérier dans ce monastère, qui, après avoir administré les biens de notre communauté avec un soin digne de tout éloge, plein de vertus et en premier lieu d'un amour paternel envers les pauvres, décéda dans la 77e année de son âge, en 1715".
Telle est l'épitaphe que l'on peut lire gravée en latin sur sa tombe. Elle résume bien la vie d'exception de ce moine instruit, intelligent et réfléchi. II mena de main de maître la tâche qu'on lui avait confiée: excellent gestionnaire, vigneron, négociant, "public-relations" avant l'heure, il fut de surcroît un religieux exemplaire qui vécut sa foi dans sa communauté et en dehors d'elle, dans un milieu certainement austère que le jansénisme avait pénétré.
Fut il "l'inventeur du Champagne" ? II est effectivement impossible de répondre avec certitude à une question aussi imprécise. II fut en tout état de cause un personnage clef pour la notoriété et l'évolution des vins de Champagne ! S'il avait été le seul inventeur du Champagne les choses se seraient-elles passées différemment? Qui s'intéresse à ce sujet au regard du charme de la légende que l'on voudrait contester ? Nous avons tous besoin de rêver, besoin de mythes et de héros, comme ceux qui ont peuplé notre enfance et s'allient si joliment aux succès de l'homme. Dom Pérignon avait assez d'étoffe pour rejoindre leur cortège. Si l'on doit admettre que la découverte du Champagne fut l'oeuvre collective de tous ceux qui y travaillèrent, rien de tangible ne permet d'exclure Dom Pérignon de cette oeuvre.
Et le président Marc Brugnon l'a bien compris lui qui conclut: "Dom Pérignon est notre Ancêtre à tous, notre Père spirituel. II est un précurseur et, depuis plus de deux siècles, il reste un modèle pour tous les Champenois du vignoble ou des Maisons, illustres ou inconnus. C'est le protecteur qui continue à veiller sur les bons usages de la Champagne. Personnage historique ?? Personnage de légende ?? II mérite notre plus grand respect".

de Eric Glatre écrivain, Docteur en Histoire,avec le concours de Patrick Demouy
écrivain-historien, Maître de conférence à l'université de Reims Décembre 1995
Moines bénédictins et champagne (Janvier 1997)

 

 

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